Eté 1943 : Les FTP lancent la « bataille du grain » et la lutte contre les réquisitions

Lettre reçue par un entrepreneur de battage.

Dans ce département rural qu'est l'Yonne, les réquisitions de grain, de paille, de fourrage, de pommes de terre, de chevaux, etc. sont importantes et vont en s'amplifiant. Aussi une action importante est-elle menée par le Front national et les premiers groupes de FTP : c'est la lutte contre les réquisitions de l'occupant.

En 1943, le Front national lance ce qu'il appelle la « bataille du grain » : l'ordre est donné d'arrêter les battages. Il exerce une forte pression sur les entrepreneurs de battage et sur les paysans eux-mêmes. Il en appelle au patriotisme et n'hésite pas à proférer aussi des menaces : « Nous vous autorisons à battre une partie de votre récolte, seulement pour vos besoins en semences et à l'alimentation de vos animaux ; il vous suffira pour cela d'apposer un panneau sur lequel vous aurez indiqué : « Semences ». Nous pensons que votre esprit de discipline sera à la hauteur de vos sentiments patriotiques, tout autrement nous nous verrions obligés de vous donner un aperçu de nos moyens. Nous nous comprenons n'est-ce-pas ? » 

Batteuse à vapeur.

Début août, le Front national décide un arrêt complet des battages pendant l'été et l'automne. L'ordre est donné aux entrepreneurs de ne pas battre. Les groupes de sédentaires FTP reçoivent la mission de faire appliquer cette politique. Quelques machines sont détruites pour convaincre les récalcitrants ; quelques récoltes sont incendiées pour ne pas qu'elles soient livrées ou parce que les propriétaires s'adonnent au marché noir. A Joigny le parc de fourrage de l'armée allemande est incendié ; des stocks de paille sont incendiés à Laroche, à Michery, à Sergines. Le 25 juin 1943 à Charny, un incendie ravage vingt-huit tonnes de paille réquisitionnée et détruit une presse à fourrage. C'est le quatrième incendie en deux mois à Charny. Les nombreux rappels et menaces adressés aux agriculteurs par l'autorité allemande et l'administration française montrent l'efficacité de cette résistance au pillage économique. 

En août et septembre 1943 plus d’une soixantaine de sabotages ont lieu dans le département : un tiers concerne des machines à battre qui sont détruites généralement la nuit et deux tiers concernent des incendies de meules de paille, de sacs de blé, de bâtiments, de hangars abritant de la paille ou du fourrage. En septembre 1943 les entrepreneurs reçoivent une lettre leur indiquant que les battages restreints ne seront suivis d'aucune sanction s'ils ont pour objet de fournir semence et paille. Les lettres sont signées d'un Comité de résistance ou du Front national. C’est ainsi par exemple que, le 14 octobre 1943, le maire de Mailly-la-Ville reçoit l'ordre de reprendre les battages pour les semences. Les rapports de gendarmerie conservés aux Archives départementales permettent de dresser une statistique et d’établir une carte de la bataille du grain. On constate une inégalité géographique dans les sabotages : les groupes les plus actifs sont le groupe Minard de la Fourchotte, le groupe de Guerchy, le groupe de Diges et le petit maquis Froissart, implanté près de la Ferté-Loupière. 

Robert Loffroy en 1943.

Robert Loffroy parvient à convaincre l’état-major des FTP de monter des opérations qui perturbent les livraisons de produits requis. En octobre 1943, un convoi d’une trentaine de tombereaux chargés de pommes de terre par des agriculteurs de Guerchy qui vont les livrer se dirige vers Appoigny où elles doivent être chargées sur une péniche. Le convoi est arrêté par un groupe de FTP à bicyclette, mitraillette au guidon, qui somme les paysans de faire demi-tour. Le 6 décembre 1943, sur la RN 5 à proximité de Malay-le-Petit, « quatre hommes circulant en automobile » obligent « sous menace » un jeune cultivateur à « ramener à sa ferme une voiture chargée de vingt-cinq quintaux de blé qu'il conduisait à la Coopérative agricole ». En novembre 1943, les syndics communaux, fonction établie par la Corporation paysanne mise en place par l'Etat français dans le cadre de la Révolution nationale, reçoivent une lettre ronéotypée les engageant à lutter contre les réquisitions des autorités allemandes. En décembre, des vétérinaires reçoivent des lettres signées du Front national exigeant qu'ils ne castrent pas les chevaux. Les chevaux castrés deviennent en effet aptes à la réquisition. 

Cette campagne contre les réquisitions s'avère efficace et le Préfet de l'Yonne adresse à ce sujet un rapport alarmiste au préfet régional : « La fréquence et la gravité des attentats laissent déjà entrevoir une paralysie des activités les plus indispensables, telles que ravitaillement, agriculture et communications (...) Les lettres de menaces sont en effet de plus en plus nombreuses et de plus en plus précises, et les meurtres (...), vols, incendies, démonstrations à main armée qui se produisent quotidiennement, les illustrent d'exemples (...) Ainsi les entrepreneurs de battage ont renoncé à battre chez le même producteur la totalité des récoltes (...) Les presses à fourrage ont cessé de fonctionner (...) Les producteurs, les collecteurs de produits agricoles se refusent à faire les livraisons après maints exemples d'arrêts de convois sur les routes avec ordre de faire demi-tour (...) Enfin les maires eux-mêmes qui ont été les meilleurs appuis d'une politique d'ordre et de raison, sont moins fermes dans leur résolution et beaucoup ont fait l'objet de lettres de menace (...) Je reçois les démissions de plusieurs et je devine chez beaucoup (...) le désir d'abandonner une charge devenue périlleuse. » (Rapport préfectoral du 19 novembre 1943). 

Sources : Archives départementales de l’Yonne, 33 J 1 - 33 J 10 - 1 W 24. Témoignage de Robert Loffroy (1997).

Joël Drogland

Gros plan sur la bataille du grain dans l’Avallonnais et le Tonnerrois

1- Aspects de la bataille

Carte de la bataille du grain.

L'année 1943 s'annonçait pourtant sous de bons auspices. Dans son rapport du 21 mai, le sous-préfet note qu'une « bonne météorologie a permis l'avancement de tous les travaux agricoles (…) Il y a de belles promesses pour le blé. Les paysans signalent que, de mémoire d'homme, ils  n'avaient jamais vu des blés commencer à épier au 15 mai. On peut prévoir le début des moissons dès le 1er juillet si les conditions météo restent favorables. » Ce fut le cas puisqu'il ajoute le 22 juillet que « la sécheresse a eu des effets positifs sur les blés, les plus beaux depuis longtemps, pas de difficultés prévisibles pour le plan de battage et la soudure paraît de ce fait assurée ». C'était sans compter sur l'action de la Résistance et particulièrement celle des FTP qui lancent à l'été 1943 la « bataille du grain ».

Elle concerne directement l'Avallonnais, et dans le Morvan comme dans la région de Vézelay, de nombreux « attentats » ponctuent la fin de l'été et l'automne 1943. Dans son rapport confidentiel du 28 août sur sa visite à la commune de Beauvilliers (canton de Quarré-les-Tombes), le sous-préfet trace un tableau alarmiste : « Les attentats contre les batteuses ainsi que les menaces créent une atmosphère pré-révolutionnaire dans les campagnes. Le maire et le conseil se déclarent impuissants. Ils n'estiment pas non plus que la fourniture d'armes à ceux qui garderaient les machines soit une bonne solution car on arriverait ainsi à armer des Français contre des Français. Les populations craignent l'incendie de leurs récoltes et cette crainte les pousse à arrêter complètement les battages.» Le 25 août 1943, l'animateur du groupe collaborationniste d'Avallon, Roger Briand-Destresse envoie une missive à son compère Fernand Gillot, professeur alors en vacances : « Ici, il y a beaucoup d'agitation. Trois batteuses ont sauté : une aux Granges (hameau d'Avallon), une à Villiers-Nonains et une à Bussières (le 8 août). Aussi, depuis hier, le couvre-feu est à 21h 30. Je crois que nous allons vers une période très difficile et qu'il faut être prêt à toutes les éventualités.» Il est vrai qu'avec des moyens limités et une prise de risque modérée, les groupes de sédentaires locaux, dont le plus actif est celui de Saint-Léger-Vauban dirigé par Armand Simonnot, peuvent non seulement défier localement et significativement le régime vichyste mais aussi entraver la machine de guerre allemande qui compte sur les réquisitions agricoles françaises pour assurer un ravitaillement correct de la population allemande et des grandes villes françaises.

Le 30 août, Maurice Vincent demande des instructions à la préfecture : « Averti par le maire de Saint-Germain-des-Champs de l'attentat commis sur une batteuse de M. Gillotte (de Saint-André-en-Morvan), M. Gillotte demande ce qu'il doit faire, car il possède deux batteuses et voudrait continuer à battre à Chastellux, Pierre-Perthuis, Foissy et Fontenay-près-Vézelay. » Le 31 août, il apporte des précisions : « Veuillez trouver, joint à cette lettre, l'engin explosif déposé près de la machine à battre de M. Gillotte alors qu'il travaillait au hameau de Montigny chez M. Emile Robert. L'explosion a eu lieu à 1h 15 dans la nuit du 28 au 29 août. Deux courroies ont été coupées. Il y avait trois engins. Deux ont explosé.» Dans son rapport général du 23 septembre le sous-préfet donne un bilan provisoire lucide : « Le plan de battage arrêté a été modifié par le fait des attentats et menaces sur les entrepreneurs de battage. Les agriculteurs se sont organisés spontanément pour battre à la main le grain nécessaire aux semences. Les vols d'automobiles, les attentats criminels contre les batteuses, les incendies de récolte, les vols de titres alimentaires, les sabotages sont des événements qui, depuis deux mois, ont complètement bouleversé l'opinion publique et créé une petite Terreur blanche dans nos campagnes. » 

La protection des battages s'organise. Il y a 44 entreprises de battage recensées dans l'arrondissement, dont 23 dans les six cantons de l'Avallonnais au sens strict. Certains batteurs ne souhaitent plus battre, ainsi Marcel R. de Charentenay qui s'en explique : « M. M. a son propre matériel et je n'ai aucune raison pour exposer le mien alors qu'il y a déjà eu une batteuse endommagée ces derniers temps. »  Le sous-préfet se fâche. Le ton devient comminatoire. Le 5 octobre 1943 une note sèche avise le maire de Brosses et le syndic de la Corporation paysanne des dispositions prises : « M. le Préfet vous fera parvenir deux fusils de chasse ainsi que des cartouches destinées à M. R. Les fusils serviront à protéger les battages que M. R . fera, en particulier chez M. M. »  Le 20 octobre le maire de Brosses avise la sous-préfecture que « les fusils ont été distribués avec les 20 cartouches à M. M. Il n'y a eu aucun incident. Le battage est terminé ». Maurice Vincent lui répond qu‘ « il y a lieu de reprendre les fusils et de les remettre à la gendarmerie ». Cette pratique semble s’institutionnaliser et Maurice Vincent conclut : « malgré menaces et attentats, le battage s'est effectué. La garde de certaines batteuses par la force armée a fait forte impression. » 

 

2- Les conséquences politiques et économiques

La bataille du grain lancée à l'été 1943 ne fut pas une vaine stratégie et apporta à la Résistance des gains appréciables. Elle mit la pression sur des notables qui jusqu'alors servaient sereinement le régime en place. Les syndics de la Corporation paysanne et surtout les maires se retrouvèrent en première ligne et soumis à une pression d'autant plus forte qu'elle était en partie occulte. Le sous-préfet d'Avallon note ce changement de climat : « au cours des deux derniers mois j'ai reçu oralement plus de dix démissions de maires. Il m'a fallu dans chaque cas agir personnellement pour les faire revenir sur leur décision ». Les autorités d'occupation s'émeuvent également et exigent des autorités françaises un service de garde des dépôts et ateliers de battage et de pressage « en raison des attentats qui se multiplient ».  

Tout ceci donne un surcroît de travail et génère de lourdes charges supplémentaires. Ces mesures, très strictes et suivies dans le Tonnerrois, région beaucoup plus céréalière, semblent plus souples dans l'Avallonnais. Une enquête fait le point : «  à Avallon, toutes dispositions ont été prises par M. P. en vue d'assurer la garde des stocks dont il a le dépôt  (il n'est curieusement pas fait mention de la coopérative qui peut pourtant stocker 6 000 quintaux dans ses silos). A Guillon, la coopérative n'a qu'un petit stock de 100 qx. A l'Isle-sur-Serein le silo coopératif ne contient que 20 qx. Il n'y a aucun stock à Vézelay et Noyers (aucune garde n'est donc de ce fait assurée dans ces quatre cantons). Enfin, sur Quarré-les-Tombes, les deux magasins sont gardés jour et nuit par leurs propriétaires MM. T. et R. »  Il est vrai que c'est dans ce canton que les combattants FTP de la bataille du grain sont de loin les plus actifs. 

 

Les Allemands restent inquiets. Le 9 décembre 1943 se tient à Avallon, à la demande de la Feldkommandantur 745 d'Auxerre, une grande réunion des maires de l'arrondissement sous la présidence du préfet de l'Yonne. L'orateur principal, et presque unique, est le colonel Damm. L'objet, lui aussi unique de cette réunion, est la livraison des céréales. Le colonel Damm, dans son allocution, évoque « les retards consécutifs à la démolition des presses, des actes de terreur, des lettres de menaces, des interceptions de livraisons ». Il annonce l'envoi d'une colonne militaire dépêchée par le Militärverwalter de Dijon « pour assurer la sécurité du transport des stocks destinés à l'Intendance Militaire de Sens et pour faire une pression militaire directe sur les producteurs de mauvaise volonté ». Puis il se répand en menaces plus ou moins voilées contre les maires présents (il n'y a que 6 absents excusés). Il les appelle à la délation et insiste sur le « devoir d'information sur les étrangers à la commune, le devoir de rapporter tous les incidents ». Il admoneste les édiles qui doivent s'impliquer dans la sous-répartition des impositions laquelle doit être intégrale, équitable et juste. Il termine par l'annonce de mesures rigoureuses de réquisitions militaires sans aucune compensation en cas de retard des livraisons. 

L'Avallonnais compte moins que le Tonnerrois au regard des Allemands. Le secrétaire du comité des battages de l'Yonne le souligne à travers la liste des contingents à livrer pour janvier et février 1944. Les quatre cantons du Tonnerrois doivent livrer 21 500 et 20 000 qx alors que les six cantons de l'Avallonnais sont comptabilisés pour 11 500 et 11 000 qx. Les cantons les plus touchés par les « attentats » sont de petits producteurs de céréales : Avallon et Vézelay livrent 1 000 qx chacun et Quarré-les-Tombes seulement 500 qx. Cependant, la bataille du grain constitue un échec patent pour les occupants et pour Vichy. Le 31 janvier 1944, le préfet de l'Yonne presse l'administration avallonnaise d'accélérer les livraisons de céréales panifiables et rappelle que « les rentrées de janvier, pour la Bourgogne, n'ont atteint que le tiers des objectifs fixés par le gouvernement avec seulement 62 000 qx au lieu des 198 000 qx prévus ». Pour sa défense, Maurice Vincent, en instance de mutation, souligne que « des nombreuses visites et consultations téléphoniques que j'ai faites à ce sujet, je retire l'impression que les uns et les autres ont fait un gros effort dans des conditions particulièrement difficiles puisque les battages ont été contrariés par l'action des terroristes mais aussi par le manque de courant électrique. Les livraisons ont été également quelques fois entravées pour les mêmes raisons ». 

Les « terroristes » ne sont pas seuls en cause et c'est toute l'infrastructure qui s'écroule en ce début 1944. L'énergie électrique fait défaut et les transports ferroviaires à longue distance sont totalement désorganisés par les sabotages et les bombardements alliés. C'est ce qui explique l’attitude du directeur de la coopérative d'Avallon, M. Maucourant, qui refuse d'expédier  1 000 qx à la minoterie Milliat de Lyon malgré « l'état d'approvisionnement critique du département du Rhône et de Lyon en particulier ». Bravant blâmes et sanctions, il écrit à l'inspection de l'Office des céréales à Dijon : « s'agissant du transport par wagons, je ne veux même plus m'en occuper, nous avons en gare 100 qx d'orge mangés par la vermine et 600 qx d'avoine à expédier sur Sens. Voyez ce que vous pouvez faire. Je n'ai pas le temps de m'en occuper ». 

Sources : Archives départementales de l’Yonne, 6 W 25462-25466 (dossiers Gillot-Dubois), 119 W 19398 ( rapports bimensuels à la préfecture), 119 W 19405 et 119 W 19610 (rapports « secrets » sur les communes). 

Michel Baudot

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